Romanoslavica XVI (1968)

 

4. VARIATIONS RÉGIONALES DE L’INFLUENCE DU VIEUX SLAVE SUR LA LANGUE ROUMAINE

GHEORGHE IVANESCU

 

 

            § 1. L’étude des mots que la langue roumaine a empruntés au vieux slave a fait des progrès assez lents. Durant une première période, plutôt longue, qui va de la célèbre étude de Fr. Miklosich, Die slawischen Elemente des Rumänischen, Vienne 1861, jusqu’aux dernières recherches de Weigand, Densusianu, Puşcariu et Bărbulescu, les chercheurs se sont surtout attachés à identifier les éléments lexicaux. La période qui suit — et qui vise à détailler et à vérifier les résultats obtenus — est illustrée tout premièrement par les travaux d’Émile Petrovici dans ce domaine, remarquables par l’authenticité des faits soumis à l'analyse, et par l’argumentation serrée. La première étude de cette série, intitulée Dacoslava (Dacor. X, pp. 1—130), reprend les problèmes posés quatre-vingts ans avant et les résoud en conformité avec les résultats obtenus entre temps dans le domaine des études des langues slaves. Dans ses travaux postérieurs à 1951 [1], E. Petrovici cherche à préciser et à corriger les conclusions auxquelles il était arrivé auparavant. Il s'attache surtout à identifier le territoire où s’est exercée l’influence du vieux slave sur le roumain, territoire qui est celui de la symbiose roumano-slave. Il fallait délimiter ce territoire à l’aide de la toponymie, selon la méthode classique des linguistes, qui y ont recours chaque fois que manquent les sources historiques indiquant les territoires autrefois habités par tel ou tel peuple. Voilà les résultats des recherches du linguiste de Cluj, concernant l'aire de l'influence du vieux slave sur la langue et sur le peuple roumain, résultats qu’on peut considérer définitifs, puisqu’il est difficile de croire que de nouvelles données pourraient venir les contredire : les toponymes d’origine slave du territoire dacoroumain, présentant les phonétismes în ou îm pour le v. sl. *ǫ et şt, jd pour *tj, *ktj et *dj, etc., se trouvent parsemés en Valachie, en Olténie, au Banat et au

 

 

1. Voir surtout Slavjano-bolgarskaja toponimika na territorii Rumynskoj Narodnoj Respubliki, dans «Romanoslavica», I, 1958, p. 9—26 (version roumaine dans «Cercetări de lingvistică» II. 1957, p. 23—46); Toponymes roumains d'origine slave présentant le groupe «voyelle + nasale» pour le sl. commun *ǫ, dans Contributions onomastiques publiées à l'occasion du VIe Congrès international des sciences onomastiques à Munich du 24 au 28 août, Bucarest, 1958, p. 39—40.

 

 

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Sud de la Transylvanie; les toponymes d’origine slave, ayant les groupes la, ra pour le v. sl. *or interconsonnantique apparaissent également plus au nord, dans la région occidentale de la Transylvanie (Zlatna, Bălgrad, Moigrad), mais non pas dans les régions situées à l’ouest des Monts Apuseni. Il est vraisemblable que c’est là l’aire de la symbiose des Roumains avec les Slaves de type bulgare. E. Petrovici a encore délimité avec précision l’aire des toponymes d’origine ukrainienne et serbo-croate : les premiers se trouvent en Moldavie, dans le nord-est de la Valachie et au Maramureş ; les seconds sont situés au sud de Turnu-Severin et dans le Banat méridional. Si nous ne faisons pas erreur, E. Petrovici admet que le vieux slave de ces régions, en contact non pas avec le bulgare du sud du Danube, mais avec l’ukrainien ou le serbo-croate, a eu une évolution divergente, par rapport au slave de la Valachie, de l’Olténie, du Banat du nord-ouest et, de la Transylvanie méridionale et centrale et de la Transylvanie du nord-ouest. Il admet également que, dans une phase plus ancienne de son existence, le peuple roumain habitait seulement le territoire d’influence slave ancienne, et ne s’étendait pas sur le territoire où se développera l’ukrainien et le serbo-croate. Mais les mots les plus anciens que le roumain a empruntés au vieux slave posent encore des problèmes ignorés jusqu’à présent. Nous croyons que les recherches actuelles ne peuvent plus négliger ces problèmes.

 

 

            § 2. Presque tous les chercheurs s’étant attachés à l’étude des mots d’origine slave ancienne en roumain n’ont pas analysé de près les variations régionales de l'influence lexicale du vieux slave sur la langue roumaine. Assurrément, on n’a pas négligé le fait que certains mots d’origine slave du roumain n’existent que dans une partie seulement du territoire roumain ou daco-roumain, et non pas sur ce territoire en entier. Ainsi, dans ses études sur la division dialectale du daco-roumain, E. Petrovici [1] a pris en considération aussi des différences régionales daco-roumaines en ce qui concerne l’influence du vieux slave sur le roumain. Il a démontré, par exemple, que zăpadă „neige” est caractéristique au dialecte valaque, pris dans son sens large, c'est-à-dire englobant l’Olténie et la Transylvanie méridionale, jusqu’à la ligne Alba-Iulia — Sighişoara — Miercurea Ciucului, tandis que omăt „neige” apparait en Moldavie et en Transylvanie. A son tour, G. Mihăilă, Împrumuturi vechi sud-slave în limba română, Bucarest, 1960, n’omet pas le fait que certains éléments slaves anciens du roumain ne se retrouvent que sur une partie du territoire daco-roumain. Il signale que des mots comme rariţă, raliţă „buttoir”, „butteur” (p. 21) existent dans la partie méridionale du pays, que scoc „canal”, „buse”, „glissoire” (p. 56) est enregistré dans la région des Carpathes méridionales, que paliţă „bâton”, „verge” (p. 50) est spécifique à la Transylvanie, que golumb „pigeon” (p. 89) est

 

 

1. Graiul românesc de pe Crişuri şi Someş, Transilvania 72, no. 8, p. 551—558, «Dacoromania», X, p. 120—125, Siebenbürgen als Kernland der nôrdtich der Donau gesprochenen rumänischen Mundarten, Siebenbürgen, I, Bukarest, 1943, p. 309—317, et Unele probleme de geografie lingvisticii, dans «Limba română», III, 1954, no. 1, p. 10—18. Cf. et R. Todoran. Cu privire la repartifia graiurilor dacoromâne, dans «Limba română», V, no. 2, p. 47 et I. Pătruţ, Influences slaves et magyares sur les parlers roumains, dans «Romanoslavica», I, 1958, p. 31-44.

 

 

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employé au Banat. Quant à d’autres mots, il les déclare régionaux, sans en indiquer l’aire de diffusion : gînj „corde”, „tortis” (p. 50), pojar „rougeole” (p. 54) etc. Mais l'auteur n’a pas essayé de voir si les divers éléments régionaux d’origine slave ne se grouperaient pas généralement dans les mêmes aires et s’il n’était pas possible de tirer de ces faits certaines conclusions au sujet du slave ancien de Dacie et de nos relations avec les Slaves ; éventuellement au sujet de la différenciation dialectale du roumain à l'époque des influences du vieux slave. Les études de ce genre n’ont porté que sur les I éléments d’origine vieille slave communs aux quatre dialectes roumains : on a essayé d’identifier les éléments vieux slaves des dialectes roumains du sud du Danube ; on a essayé, par une comparaison avec le daco-roumain, d’établir si l’influence du vieux slave sur ces dialectes s’est produite à l’époque du roumain primitif ou commun — en entendant par cette expression la langue roumaine avant la division du peuple roumain en Macédo-roumains, Daco-roumains, Mégléno-roumains et Istro-roumains — ou si cette influence a été postérieure à cette époque. L’étude de Th. Capidan, Elementul slav în dialectul aromân, Bucarest, 1925, est le seul ouvrage plus ample consacré au problème. Les constatations de cette étude sont intéressantes, malgré les modifications qu'elles pourraient subir: il n’y a que 72 mots d’origine slave ancienne, communs au macédo-roumain et au daco-roumain : d’où la conclusion de l’auteur que l’influence du vieux slave sur le roumain aurait commencé du temps du roumain primitif et qu’elle aurait continué après la séparation des Macédo-roumains et des Mégléno-roumains d’une part et Daco-roumains et Istro-roumains de l’autre. Cette conclusion nous semble confirmée par le fait que les Roumains du sud du Danube sont venus en contact avec les Slaves dès le VIIe siècle, sur le territoire de la Macédoine. Il est juste de supposer que les Macédo-roumains se sont dirigés vers la Macédoine au VIIe siècle, — moment où des informations parvenues jusqu’à nous signalent les attaques des Slaves et des Roumains (dont les Vlahorihiniens) sur Thessalonique et le Mont Athos [1]. Il est juste aussi de supposer que, demeurés en dehors des limites du territoire de langue grecque, sur un territoire où, à partir du IXe siècle, il y a eu, au moins, ça et là, des endroits où le vieux slave était employé comme langue cultivée (dans l’Église, dans l’administration et en littérature), les Dacoroumains ont eu à subir une influence slave plus forte que les Macédoniens. Car, en Macédoine méridionale, les Slaves sont assimilés, au IXe siècle, par les Grecs.

 

Sur le territoire daco-roumain, les différences de l’influence slave ancienne existent d’une région à une autre, mais elles sont moins nombreuses que celles qui caractérisent les Macédo-roumains et les Daco-roumains et des Slaves de Dacie, qui ont mené, en dernière instance, à la roumanisation des Slaves, ont été à peu près les mêmes, et l’influence slave ancienne s’est manifestée presque de la même manière chez tous les Daco-roumains. Toutefois, des différences régionales existent, et elles doivent être enregistrées et interprétées. Nous n’avons nullement l’intention de faire ici une étude

 

 

1. Voir Oreste Tafrali, Thessalonique des origines au XIVe siècle, Paris, 1919, p. 119.

 

 

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exhautive. Nous voulons seulement signaler les conclusions auxquelles mènent une partie des faits que nous avons recueillis. Dès maintenant nous précisons que, si ce problème ne s’est pas imposé davantage à l'attention des chercheurs, c’est surtout parce que les linguistes roumains étaient sceptiques en ce qui concerne la différenciation dialectale du daco-roumain, à l’époque de nos relations avec les vieux Slaves, c’est-à-dire à l'époque du roumain primitif. Comme tous admettaient l’unité du daco-roumain à l’époque du roumain primitif — certains parlent même d'un daco-roumain commun —, il n’était plus possible de concevoir une différenciation territoriale du daco- roumain. Toutefois Puşcariu [1] et Philippide [2] avaient démontré que des différenciations très anciennes s’étaient déjà produites en daco-roumain, même avant l’influence slave ancienne : il s’agit entre autres du rhotacisme de n intervocalique. S’il y avait, dès cette époque, certaines différences dialectales en daco-roumain, — comme nous le croyons avec les linguistes sus-mentionnés —, nous sommes en droit de nous demander si elles ne reflétaient pas la scission des Daco-roumains en plusieurs communautés linguistiques. Il est évident que l’existence de telles communautés pouvait conduire à l’emprunt d’éléments lexicaux divers, aux Slaves avec lesquels ils cohabitaient et qui se sont assimilés à eux. Il nous semble que l’influence du vieux slave sur les Daco-roumains s’est exercée de deux manières : Parfois l’élément slave a pénétré en roumain dans telle région, pour se diffuser ensuite sur tout le territoire daco-roumain. C’est le cas du mot blid „terrine”, „assiette”, „jatte”, „écuelle” (< vsl. bljudŭ, Codex Suprasliensis), qui a souffert en roumain la transformation — très peu fréquente — de ju en i, ainsi que du mot cojoc „touloupe”, qui, par rapport à son étymon, le v. sl. kožuchŭ, présente la transformation exceptionnelle du suffixe slave -uch- en suffixe roumain -oc ; ces transformations phonétiques ne pouvaient pas avoir lieu de manière indépendante dans plusieurs points du territoire daco-roumain. Il est très probable que ces mots slaves ont pénétré dans un seul point du territoire daco-roumain, d’où ils se sont répandus ensuite, probablement par la voie de la vente des produits désignés par ces mots, sur une aire plus large, après être partis d’un centre économique donné. Mais d’autres fois l’emprunt d’éléments slaves a été fait de manière indépendante, dans plusieurs parties du territoire daco-roumain, aux groupes (enclaves) de Slaves se trouvant sur ce territoire, surtout au moment de leur assimilation aux Roumains. Le même élément pouvait être emprunté de manière indépendante, dans diverses régions du daco-roumain, qui à cette époque coïncidaient avec le territoire de la symbiose roumano-slave, délimité par E. Petrovici. Mais ce contact entre les Roumains et les Slaves sur le territoire sus-mentionné n’exclut pas la possibilité de l’emploi de certains éléments sur une partie seulement de ce territoire. Ce sont les cas auxquels nous nous attacherons ici. Il nous faut voir si les aires de diffusion de ces éléments ne coïncident pas avec les aires du daco-roumain qui englobent d’autres traits distinctifs,

 

 

1. Zur Rekonstruktion des Urrumänischen. Beihefte zur romanischen Philologie, 1910; republié dans Etudes de linguistique roumaines, Cluj, 1937.

 

2. Originea românilor, II, p. 238—239.

 

 

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datant à peu près de la même période. Mais il y a des variations dans l’influence slave ancienne sur le territoire daco-roumain qui s’expliquent d’une antre manière encore : ce sont les différences du vieux slave parlé sur le territoire du daco-roumain, différences d'ordre phonétique et lexical.

 

Le présent ouvrage s'occupe uniquement des différences régionales existant entre les éléments lexicaux empruntés aux vieux slave,

 

 

            § 3. Une partie des termes que le roumain a emprunté au vieux slave sont caractéristiques soit à un seul sous-dialecte daco-roumain, soit à plusieurs. Nous avons déjà dit que, lorsque E. Petrovici a tracé les frontières dis sous-dialectes daco-roumains, il invoquait à l’appui, entre autres, des éléments d’origine vieille slave, caractéristiques à un seul sous-dialecte. Il s’agit du valaque zăpadă „neige” et du terme employé en Moldavie, en Transylvanie du nord et au Maramureş, omăt „neige”. Ce dernier mot existe aussi dans Ţara Haţegului, mais avec le sens initial, du vieux slave : omet'e de n’eauă „amas de neige” (cf. Densusianu, Graiul din Ţara Haţegului, p. 327). Petrovici considérait omăt comme une caractéristique du sous-dialecte moldave. Mais comme le mot existe aussi en Transylvanie du Nord et au Maramureş, régions dont le parler ne peut être rattaché aux parlers moldaves, ainsi qu’au Haţeg, qui du point de vue linguistique présente beaucoup de ressemblances avec le Banat, il faut conclure que ce mot a pénétré sur une aire beaucoup plus étendue que celle du parler moldave le plus ancien. Nous sommes tentés de distinguer, à part les quatre sous-dialectes daco-roumains identifiés par E. Petrovici, non pas seulement un sous-dialecte du Maramureş, mais aussi un sons-dialecte transylvain proprement dit. Comme nous l’avons démontré dans Problemele capitale ale vechii române literare, Jassy, 1948, p. 168—176, dans la partie du nord de la Moldavie, le parler moldave a beaucoup de traits transylvains, qui s’expliquent par l’établissement de certains Transylvains dans cette région ; le parler moldave authentique doit donc être cherché dans la partie du sud de la Moldavie. C’est là aussi qu’il faut chercher les éléments d’origine slave ancienne spécifiquement moldaves, tels que godac „pourceau”, par rapport au val. et olt. godinac, godănac, godînac, au transylvain godin, gădin et au moldave du nord goadin (voir le Dict. de l'Acad., II, p. I, pp. 279—280, et Mihăilă, op. cit., p. 79). Il semble pourtant que le parler moldave authentique, du sud de la Moldavie, ne présente pas trop de mots d’origine slave ancienne qui lui soient spécifiques. Les éléments slaves anciens du sous-dialecte moldave authentique sont les mêmes que dans les parlers de la Moldavie du nord et de la Transylvanie, ce qui semble prouver l'existence d’une communauté linguistique formée par les Moldaves et les Transylvains de Test, à l’époque de l’influence slave ancienne.

 

C’est toujours E. Petrovici qui a établi que certains éléments d’origine vieille slave sont exclusivement caractéristiques au sous-dialecte de Banat : golumb, golîmb „pigeon” et a uđi, en Olténie a udi „demeurer”, au Haţeg a ud’i (< v. sl. udǫ) [1]. Il a encore prouvé, d’autre part, que certains éléments d’origine vieille slave des sous-dialectes valaques et moldaves (et aussi,

 

 

1. Pour a udi, voir E. Petrovici, «Dacoromania», XI, pp. 185—186.

 

 

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du sous-dialecte transylvain proprement dit) n’existent pas dans le sous-dialecte des Criş ; à leur place, il y a des éléments latins ou des créations roumaines, et éventuellement des éléments d'origine hongroise. Tel est le cas de mots comme nisip, năsip „sable”, par rapport à arină „sable", de oglindă „miroir” par rapport à cotătoare „miroir”, de gunoi „ordure, balayure” par rapport à goz, de perie „brosse” par rapport à chefe, du val. sticlă „carafe”, mold. steclă, par rapport à uiagă.

 

Certaines différences entre les sous-dialectes moldave et valaque, relevées par E. Petrovici et par certains de ses élèves, se retrouvent aussi dans les régions de l’autre côté des montagnes : tel val. vrăbete, vrăbeţ, vrabete „moineau” qui existe aussi au Banat, tandis que mold. vrabie est encore employé au Maramureş, dans la Transylvanie et la Crişana.

 

Dans les pages qui suivent nous étudierons quelques mots empruntés au vieux slave, mais qui ne se trouvent que dans les parlers du Banat et du Haţeg, de la Crişana, et des Monts Apuseni, ainsi que du Maramureş; la présence de ces éléments dans les régions de l’ouest de la Roumanie prouve que, dans ces régions, l’influence slave ancienne a revêtu un aspect sensiblement différent par rapport à la Valachie et à la Moldavie, régions dont le parler se trouve à la base de la langue littéraire moderne.

 

 

            § 4. Dans les parlers du Banat et du Haţeg on trouve, comme de juste, un certain nombre de mots empruntés au vieux slave, qui se trouvent aussi dans les autres sous-dialectes daco-roumains, et qui revêtent dans le sous-dialecte de Banat et de Haţeg un aspect phonétique ou sémantique identique ou modifié (ban. a apipia, haţeg. apipăa (litt. a pipăi) „tâter”, haţeg. arminden „arbre que l’on met à l’entrée, le jour de l'Arminden” (litt. „le premier mai”), haţeg. băzdnă (litt. beznă) „obscurité", bibol (litt. bivol) „buffle”, clańe (litt. claie) „meule de foin”, cleangă (litt. creangă) „branche, rameau”, etc.). Mais les parlers du Banat et du Haţeg possèdent aussi un certain nombre d’éléments lexicaux vieux slaves qui apparaissent, tout au plus, dans quelques parlers voisins. Dans son oeuvre d’importance capitale pour la dialectologie roumaine, Graiul din Ţara Haţegului, Bucarest, 1915, p. 55—30, Ovid Densusianu enregistrait une série de mots que les parlers du Haţeg ont empruntés au vieux slave et qui se retrouvent, pour la plupart, dans les parlers du Banat. Il est intéressant d’ajouter qu’une autre série de mots d’origine slave, ayant exactement la même diffusion territoriale, lui ont semblé être d'origine serbe ; nous croyons qu’en général il avait, cette fois encore, raison. C’est seulement pour quelques mots qu’il a indiqué comme étymon un mot vieux slave et un mot serbe, inclinant probablement vers la thèse d’une double origine, bulgare et serbe (c’est ce qu’il admet d’ailleurs dans Histoire delà langue roumaine, I, p. 361—369, pour quelques mots d’origine slave en roumain). Mais nous n’acceptons pas son opinion — qui reprend d'ailleurs celle de Tiktin, R.-D.W., I, p, 145—146 — , d’après laquelle haţeg. băl „blond" s'expliquerait par v. sl. bělъ. Ce mot vieux slave aurait dû donner bal dans la bouche des Roumains, et c’est d’ailleurs sous cette forme qu'on le retrouve sur le reste du territoire daco-roumain. Băl suppose une forme plus ancienne bel, qui existe en macédo-roumain, à côté de bal et, paraît-il, en daco-roumain aussi — cf. le nom de famille Belu ;

 

 

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il provient du serbe, où ě s’est réduit à e (le Dict. de l'Académie, I, Ière partie, p. 443, observe seulement qu'il provient d’un dialecte slave qui ne prononce pas le ě comme un a).

 

Dans son travail, Ovid Densusianu ne s’est pas posé la question de l’époque durant laquelle se sont exercées les deux influences sur le roumain, mais il est probable que, tout comme dans Histoire de la langue roumaine, I, Paris, 1901, p, 287 et 361, il avait considéré l’influence serbe ou bulgaro-serbe ultérieure à celle du vieux slave [1]. Nous donnons ci-dessus une liste des éléments d’origine vieille slave des parlers du Banat et du Haţeg. Notre liste est basée sur celle de Densusianu, à laquelle nous avons apporté quelques rectifications et additions.

 

a se crimpi „s’accrouper, se préparer à ramasser un objet” < v. sl. *krǫpiti, attesté uniquement dans son composé sŭkrǫpiti ;

cloambă, litt. creangă „branche, rameau”, clocă „mère poule” < v. sl. *kloka (cf. Mihăilă, op. cit., p. 85—86, qui invoque le slovaque kloka ; le fait servirait à l’appui de l’idée que le daco-slave posséderait certains éléments caractéristiques au slovaque) ;

golumb, golîmb „pigeon” < v. sl. golǫ ;

gomân „bruit” < v. sl. gomonŭ (dans le Haţeg, uniquement les dérivés a gomăni „parler bas, en secret" et a gomoti, même sens) ;

miştotă „pénurie, absence de vivres, de légumes” < v. sl. ništeta ;

năstav „puissant, formidable" (Haţeg) et ailleurs „conseil” < v. sl. nastavŭ „conseil”;

nedeie < v. sl. nedělja ou serbo-croate nedelja;

a jăgui „brûler, piquer”< v. bg. žegovati ;

oglăvii „lanières de fléau” < v. sl. oglavije „tête, couronne” ;

a oborî „abattre, tuer” < v. sl. oboriti (litt. a doborî, caractéristique à la Moldavie et à la Valachie, < v. sl. *doboriti) (cf. bg. oborja „j'abats”) ;

râscol < v. sl. raskolŭ ;

seŝ, pl. sečuri) „pâturage, sur un terrain où l'on a abattu les arbres”< v. sl. sěčĭ ;

stîrmină „endroit rocailleux” < v. sl. strŭmnina;

a ud’i, băn. a uđi < v. sl. udǫ, uditi ;

vlastă „force, puissance” < v. bg. vlastĭ [2] ;

vràbete „moineau” < v. sl. vrabec [3].

 

 

            § 5. En relevant certaines similitudes entre le parler des Moţi et le macédo-roumain, T. Papahagi, (Cercetări in Munţii Apuseni, G. S., II, p. 22—89), enregistrait aussi quelques mots provenant du vieux slave, sans en indiquer l’origine. Sa liste (p. 55—56) contenait :

 

top. Bara, supposant le

 

 

1. La présence de nombreux éléments lexicaux serbes dans les parlers du Banat et du Haţeg, c'est-à-dire exactement sur la même aire que celle où se trouvent une série d'éléments vieux-slaves qui constituent un trait caractéristique de ces parlers, peut accréditer la thèse que les Roumains du Banat, habitant à l’extrémité du Sud-ouest du territoire daco-roumain, dans le voisinage immédiat des Serbes, ont souffert également, dès l’époque de l’influence du vieux slave, une influence serbe. Toutefois, on peut admettre que l’influence serbe s’est exercée dans cette région plus tard, à partir du XII siècle, lorsque les Serbes de Caraţova, qui sont les derniers restes de colonies plus nombreuses, semblent s’être établis dans le Banat. C'est ce que suppose Th. N. Trâpcea, O «mărunţă» populaţie din ţara noastră, dans «Studii, Revistă de istorie», X, 1957, no. 6, p. 93—101.

 

2. Densusianu considère, p. 57, le mot vlaslă comme d’origine serbe ; mais il est évident que le roum. vlastă ne peut pas partir de la forme serbe, qui se termine en consonne, mais do la forme vieille slave, avec -ĭ, rendu en roumain par un -e — cf. pacoste, poveste etc. Mais, comme l'a dit Densusianu p, 21, 22. et 23, dans les parlers du Haţeg (et, ajoutons-nous, dans celles du Banat), e précédé du groupe consonnantique st devient ă ; donc haţ. vlastă suppose une forme plus ancienne vlaste, provenant directement du vieux slave.

 

3. Certains éléments que Densusianu considérait slaves, sans préciser s'il s'agissait d'éléments vieux slaves ou serbes, pourraient être vieux-slaves. Nous les avons omis de notre liste.

 

 

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nom commun d’origine slave bară „loc” — cf. v. sl. bara — et le dérivé de ce dernier, barîce „fontaine à eau stagnante et pleine de plantes d’eau”, „marais”. L’auteur ne relève pas que le même mot est employé dans la Ţara Haţegului au sens de „petit ruisseau” et de „petite vallée” ; cf. Aron Densusianu, Revista critică literară, III, p. 87 (Viciu, Glosar..., p. 91), qui indique le sens de „marécage” ; nous y ajouterons que le băn. borugă semble partir d’un dérivé sur terrain slave, *baruga, de bara) ; les mots Bara et barîce sont comparés par Papahagi au macédo-roum. bară „eau stagnante”. Moţ. čup „étoupes, filasse de chanvre”, mr. čup, le même sens, sont rapportés par l’auteur au v. sl. čubŭ, čupŭ, mais aussi au turc čup „petit morceau de broussaille” ;

moţ. cleoambe (pl.) „branches”, aroum. clembă „pereche” (< v. sl. *klępŭ conservé en russe avec le sens de „Knebel, Holzklôtzchen” ; peu probable) ; c’est du macéd. clembă qu'on a dérivé c(ă)limbociu, c(ă)limbuciu „long fût, perche".

Dans le glossaire qui clôt son article, Papahagi enregistre encore d'autres éléments empruntés au vieux slave, en indiquant aussi l’étymologie de chacun : čelnic „libre, sans aucune charge”< v. sl. čelŭnikŭ et doscă „planche” (Abnid), qui peut toutefois être d’origine ukrainienne.

E. Petrovici, Folclor de la moţii din Scărişoara, dans Anuarul Arhivei de folclor, V, p. 111—175, enregistre (cf. glossaire, p. 169—175) lui aussi certains mots régionaux empruntés au vieux slave : Cameniţă „vieil âtre formé d’une platforme en pierre”, clombă „branche”, cring „hameau” (le mot se distingue aussi bien par son phonétisme, différent de celui des autres régions du daco-roumain, que par son sens particulier ; il s’agit de deux évolutions sémantiques différentes dans les diverses régions daco-roumaines) ; gadină „bête sauvage” ; a să guri „monter” < v. sl. *goriti, éventuellement *gorovati (cf. pol. górowac „commander, dominer, être supérieur à, culminer”, dérivé du v. sl. gora „montagne”; lotru „voleur” ; mezdrelă „couteau, coutelas”, dérivé de a mezdri „tailler, polir avec le coutelas” < v. sl. mezdriţi, cf. néobg. mezdrja ; nazdrávin „géant”, même mot que le năzdrăvan qu’on trouve ailleurs ; à remarquer la place différente de l’accent ; neclad „la bûche qui brûle dans l’âtre” < v. sl. *nekladŭ ; cf. aussi cladă „tas, amas”, „très grand arbre d’une forêt” (< bg. serb. klada et v. sl. kladǫ, klasti „bâtir”) ; turişt’i „endroit non-couvert où les moutons demeurent pendant l’hiver” < v. sl. torište; cf. mr. túruşte „endroit où il y a eu une bergerie, verger” [1].

 

Teofil Teaha, Graiul din valea Crişului Negru, Bucarest, 1961, ne consacre aucune sous-division de son livre aux éléments vieux slaves des parlers de la vallée du Criş Noir ; c’est assurément à cause de la même difficulté à distinguer entre les éléments lexicaux d’origine slave ancienne et les éléments d’origine serbe. A côté des termes très anciens (dont certains avec un phonétisme ou un sémantisme évolué, tel que bibolă „bufflonne”, bogat „assez”, cîrpă „chiffon”, a cloci „se reposer”, copite „sorte de champignons commestibles, gîlci „amygdales”, greblă „râteau”, grinzauă „poutre”, qui pourtant semble supposer un v. sl. *grędá, leasă etc., il y en a d’autres qui sont caractéristiques aux parlers de la région des Criş et en général pour la région

 

 

1. Cf. Capidan, Elementul slav în dialectul aromân, p. 85 ; la présence du mot dans le district de Teleorman et dans l’Olténie méridionale s’explique probablement par des émigrants venant de la Transylvanie et de la Crişana.

 

 

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de l’ouest et du nord du pays. Nous citerons ici quelques éléments vieux , slaves que nous ayons trouvés dans le glossaire de la monographie de Teaha et qui sont limités à la Crişana, à moins d’apparaître aussi au Banat et au Maramureş, et — éventuellement — en Transylvanie.

 

bică „taureau” (nous trouvons bic dans l’ancien district Caraş) ; delniţă „enclos, autour d’une étable” ; mezdreauă „coutelas”, păstravi, pistravi ; „tâches de rousseur" (pl.) ; pricază „chose qui mécontente, afflige", „ennui”, à comparer à pricăjit „misérable, pitoyable” du village de Mastacàn, district de Piatra-Neamţ, au lieu de necaz, a necăji, qu’on retrouve sur le reste du territoire daco-roumain ; rudă et rudiţă „pieu servant à fixer le foin du char”; scleme, sclemnă, sclemne, sclemn (à Săcele, district de Braşov, slemene) „planche rattachant deux chevrons” ; tori̯u̯, turişte „restes de bon foin, après le passage des moutons”.

 

 

            § 6. L’influence du vieux-slave revêt un aspect spécial dans le parler de Maramureş. Souvent le parler va de pair, de ce point de vue, avec ceux de l’ouest du pays, donc avec les parlers de la Crişana et même avec ceux du Banat. On n’a pas encore insisté là-dessus. D’ailleurs, le seul chercheur qui s’est occupé d’une manière plus détaillée du parler de Maramureş, Tache Papahagi, Graiul şi folclorul Maramureşului, p. LXXIII, semble y nier l’existence des éléments vieux slaves ; mais le glossaire de son étude contient de nombreux mots d’origine slave, expliqués à l’aide d’étyma vieux slaves. Après avoir affirmé que l’influence ukrainienne sur le lexique du Maramureş est la plus forte, il ajoutait que cette influence était aussi la plus ancienne. Ce qui semble signifier qu’elle se serait exercée à la même époque à laquelle les autres sous-dialectes daco-roumains ont subi l’influence du vieux slave. La supposition est, évidemment, fausse. Les nombreux éléments slaves anciens des parlers du Maramureş ne sont pas — comme semble l’admettre T. Papahagi — des emprunts faits au langues slaves orientales, dans une phase plus ancienne de ces langues, mais ils ont été empruntés à un dialecte vieux-slave du type bulgare. L’influence ukrainienne sur le lexique des parlers de Maramureş ne peut pas remonter au delà du XIIe siècle, époque où des Ukrainiens s’établissent au Maramureş. Jusqu'au XIe siècle, le sous-dialecte de Maramureş a subi une influence du vieux-slave, qui s’avère être tout aussi puissante que dans les autres parlers daco-roumains. Le mot a să cunti ou a să cumti „s’habituer” (cf. aussi cunk'it „habitué”, que Papahagi considère, loc. cit., comme un emprunt fait aux langues slaves du nord, et pour lequel il propose l’étymon *kǫtati [1], en écartant l’ukr. kontyvati) ne peut être expliqué i que comme élément d'origine ukrainienne où, en dernière instance, d’origine obscure, le si. *kǫtati ayant le sens de „couvrir, cacher”, qui ne pouvait pas évoluer à „habituer”.

 

Comme on peut le constater en lisant le glossaire que Papahagi a publié dans son étude, dans le sous-dialecte du Maramureş il y a beaucoup de mots empruntés au vieux slave, qui se trouvent aussi dans les autres parlers daco-roumains :

 

 

1. L’auteur renvoie à Berneker.

 

 

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bghibol „buffle”, botă „bâton du berger”, breană „barbeau”, bureană „bruyère”, clopot „cloche”, coastă, crancă, -, „branche”, a cerni „noircir, endeuiller”, ciudă „ennui”, etc.

 

Mais, à part de tels mots, il y a aussi des éléments lexicaux d’origine slave ancienne spécifiques au Maramureş et parfois à la Crişana et au Banat.

 

bică „taureau" (comme en Crişana et en Banat), maştehă „marâtre”, mejdă „limite” (Vişeul de Jos), mladă „petite verge mince” (Ieud) (mlădiţă, dans les autres régions du dacoroumain), năclad „cavité où l’on peut faire du feu” : E uşor la năclad să faci foc (rencontré aussi en Crişana ; cf. ci-dessus § 5), năzdrávăn „miraculeux” (en parlant des personnes et des bêtes fabuleuses), a oborî „abattre”, rudă „perche”, „branche longue et mince sur laquelle on pend les habits”, „essieu”, stanişte (pl. stănişti) „halte” (cf. a sta de stanişte ; Ieud) ; turişte «endroit où le bétail a brouté» (Moisei).

 

T. Papahagi enregistre, dans Graiul şi folclorul Maramureşului, p. 236, les adjectifs vlast «humide» (Ieud), vlăstoasá «qui donne beaucoup de lait» (oi vlăstoasă) et enfin vlăstoşà dans stea vlastoşá, stea care ţipă mana păstâ toată lumea «étoile qui envoie la manne au monde entier». Il renvoie sous ce dernier mot, au slave (c’est au fond, le vieux slave) vlastĭ, mais sans montrer les rapports existant entre les mots roumains et le mot vieux slave. Il faut supposer un *vlaste, emprunté au vieux-slave — et qui est supposé aussi par la forme du Haţeg vlastă «force, puissance», — mais ayant le sens de «humidité», sens développé par les Roumains (le sens originaire du vieux slave était celui de «pouvoir politique») ; c’est de là que s’est créé le dérivé vlăstos «vigoureux, puissant, humide» (et de là : «qui donne beaucoup de lait») ; cf. aussi vlăstoşel [1] dérivé de vlăstos. La création de l’adjectif vlast «humide» a eu lieu par analogie avec des paires de mots comme vesăl-vesălos, existantes au Maramureş. L’évolution sémantique inverse, d'«humidité» à «vigueur», on la retrouve dans le vieux slave vlaga «humidité» < *volga, lui-même un dérivé de la racine indo-européenne el-, ol- «humide». L’évolution sémantique du mot s'explique par le fait que la force physique ou la force vitale supposent la sève pour les plantes et le lait pour les animaux. Quant à l’expression stea vlăstoşa «étoile qui verse la manne sur le monde entier», elle s’explique par la survivance d’une conception magique primitive sur les astres qui influencent le développement des forces vitales. Revenant au problème étymologique, nous considérons que les termes du Maramureş dont nous nous sommes occupés ne peuvent s’expliquer que par l’emprunt du mot *vlaste au vieux-slave de type bulgare ou tout au plus slovaque, parlé sur le territoire de notre pays.

 

 

            § 7. La présente recherche s’est occupée des parlers et non pas des mots, car bien souvent il est impossible, de nos jours, de fixer avec précision l’aire de diffusion des faits de langue discutés ; ou bien on ne peut le faire qu’après l’examen des nombreuses publications folkloriques, dont la plupart n’inspirent que peu de confiance en ce qui concerne l’exactitude de la transcription phonétique des faits de langue. Nous pouvons affirmer dès maintenant

 

 

1. La présence de vlastă «force, état» dans l'ancien district de Teleorman s’explique problement par des migrations des régions du Nord des Carpathes.

 

 

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que, dans les sous-dialectes de l’ouest et du nord du pays (c’est-à-dire dans les sous-dialectes du Banat, de Crişana et de Maramureş) et, probablement, dans les parties du sous-dialecte transylvain proprement dits, qui s’y avoisinaient, il y a un assez grand nombre de mots empruntés au vieux Slave, qui n’existent pas dans les autres sous-dialectes đaco-roumains. La pénétration de ces éléments vieux slaves dans ces seuls sous-dialectes daco-roumains nous oblige à admettre, pour l’époque de l’influence du vieux slave sur te roumain, des conditions d’existence identiques pour les sous-dialectes daco-roumains signalés; du reste, ces conditions d’existence identiques des fous-dialectes en question peuvent être déduites aussi des faits concernant les éléments d’origine latine de la langue roumaine. Justement dans ces parlers daco-roumains se sont conservés certains éléments d’origine latine, comme june «jeune», nea «neige» etc. ou se sont produits certains transformations sémantiques : pedestru signifie, dans ces parlers, «piètre». D’autre part, certains éléments de ces régions se retrouvent, dans les dialectes roumains du sud du Danube ; comme je l’ai déjà mentionné dans mon ouvrage Istoria limbii româane în lumina materialismului dialectic, Jassy, 1950, le mot glican (omuşor) «luette, uvule» est identique à l’origine, phonétiquement, au mr. gîrclean et megl. gîrgălan, emprunté au vieux slave (grŭklanŭ). De tels faits prouvent qu’il y avait, à l’époque du roumain primitif, des contacts plus serrés entre ces parlers et les parlers macédo-roumains et mégléno-roumains, auxquels, d’ailleurs les parlers de l’ouest et nord du pays ressemblent sous divers autres aspects (signalés déjà par G. Weigand, Ov. Densusianu, T. Papahagi et autres).

 

Parmi les faits de langue invoqués ci-dessus, il y en a quelques uns qui consistent dans des différences d’accentuation. Ils s’expliquent par les différences d’accentuation des dialectes vieux slaves, parlés sur le territoire roumain primitif. Les différences régionales d’accent des mots slaves du daco-roumain sont plus nombreuses que l’on ne pourrait croire et devront être recueillies et étudiées du point de vue envisagé ci-dessus, point de vue déjà soutenu d’ailleurs par Eufrosina Simionescu dans sa thèse de doctorat, Accentul în cuvintele slave vechi din limba română, Jassy, 1913, Les formes moldaves bólnav, díhor, jílav, mîrşav, Ştéfan (certaines formes existent aussi en Transylvanie), différant par accent des formes valaques bolnáv, dihór, jiláv, mîrţáv, Ştefán ; en forme valaque, grádişte (existant au moins comme toponyme) différant également par accent du toponyme Grădişte de Transylvanie, — la prononciation est certainement le résultat d’une lecture fautive des intellectuels moldaves et valaques du siècle passé ; ces intellectuels, qui ne pouvaient connaître le vrai accent du toponyme transylvain, nous permettent de conclure sur certains différences d'accentuation des mots vieux slaves se trouvant à la base des mots roumains discutés.

 

 

            § 8. Dans les sous-dialectes daco-roumains d’ouest et du nord il y a aussi certains éléments lexicaux qui ne présentent pas le type phonétique bulgare, identifié généralement au type phonétique vieux slave, mais le type serbe, éventuellement le type slovaque. Comme l’aspect phonétique

 

 

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de tels mots le prouve, ils sont entrés dans la langue à une époque très reculée, peut-être même à l'époque de l’influence du vieux slave, mais, plus probablement, très peu de temps après. Il est quand même probable que de tels mots aient pénétré dans la langue dès le commencement des XIe et XIIe siècles.

 

Nous avons vu ci-dessus, §4, que le mot olt. bel, băn. băl, diffusé assurément par les pâtres dans d’autres régions du daco-roumain aussi, présentant un e ou ă pour ě, ne peut être expliqué que par le serbe. L’ancienneté du mot dans la langue roumaine, est prouvée par la transformation de la voyelle e précédée d’une labiale en ă. Le phénomène en discussion se produit avant la transformation des voyelles à ouverture moyenne é, ó, ă, suivies de n + voyelle, n + consonne et m + consonne en la voyelle fermée correspondante, í, ú, î', et cela avant la palatalisation des labiales, elle aussi très ancienne (d’après certaines opinions, auxquelles nous nous rallions — voir Problemele capitale ale vechii române literare, Jassy, 1948, p. 168—176). De même, le mot employé par les Moţi et les habitants de Crişana navîscă, novîscă, «belette», maram. nevîscă «belette», ne peut être expliqué qu’à l’aide d’un dérivé slave (de nevesta, avec le sufixe -ka) : *nevestka, avec ě changé en e, donc d’origine serbe ou slovaque. Le mot roumain présente un ă transformé en î, comme dans vîsc «gui», coromîslă «palanche», pîrghie «levier», etc. ; cet ă provient d’un e précédé de labiales, phénomène dont nous avons mentionné l’ancienneté.

 

Il semble que nous devons admettre la pénétration en roumain, à savoir dans les dialectes daco-roumains d’ouest et du nord, de certains mots slaves anciens, mais d’origine serbe, éventuellement slovaque. Ces éléments sont moins nombreux que ceux qui ont été empruntés au vieux slave de type bulgare.

 

 

            § 9. Assurément, l’influence du vieux slave de type bulgare sur le daco-roumain ne s’est exercée qu’en Olténie, en Valachie, au Banat, en Transylvanie et partiellement en Crişana. Les parlers slaves qui sont venus en contact avec le sous-dialecte moldave ont dû être parlés en Transylvanie orientale, là où les Moldaves devaient vivre à cette époque (voir G. Ivănescu, Problemele capitale ale vechii române literare, p. 169—176). C’est ce qui explique d’ailleurs l’existence dans les parlers moldaves d’un si grand nombre d’emprunts au vieux slave de type bulgare, communs aux autres parlers daco- roumains.

 

 

            § 10. Les faits discutés ci-dessus sont assez nombreux pour prouver que l’influence du vieux slave sur le daco-roumain s’est exercée différemment, d’une région à une autre et que le vieux slave de Dacie lui-même présentait des différences dialectales. Ils indiquent encore combien sont nécessaires les recherches détaillées sur les éléments slaves des dialectes daco-roumains et surtout des dialectes du nord et de l’ouest. Ces faits nous obligent à revoir certaines idées-dogmes de la linguistique roumaine d’aujourd’hui. Ces révisions étant imposées surtout par les faits spécifiques aux sous-dialectes d’ouest et du nord, nous considérons que c’est un devoir urgent des linguistes roumains que de soumettre ces sous-dialectes à une étude détaillée, faite sur les lieux-mêmes, afin que d’autres traits encore non-révélés d’origine vieille slave ou autres, qui y existent, soient enfin enregistrés.

 

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