Romanoslavica I (1958) 

 

2. SLAVO-ROMANICA. SUR LA CONSTITUTION DU SYSTÈME VOCALIQUE DU ROUMAIN

A. Rosetti

 

 

Le système vocalique dit roumain littéraire actuel compte 7 phonèmes, qui s’inscrivent dans un triangle:

 

 

Si l'on remonte au latin vulgaire d’Orient, l’on constate que le roumain a innové, en introduisant dans le système les voyelles ă et î et les diphtongues a' et a'.

 

L’histoire du roumain nous apprend que, dans la majorité des cas, î est issu ultérieurement de ă, dans des conditions qui seront précisées ci-dessous.

 

La naissance de ă ne saurait être séparée de la présence de timbres vocaliques analogues en bulgare et en albanais. La création de ces timbres vocaliques, sinon analogues, du moins très rapprochés, n’est sans doute pas due au hasard ; il convient de l’expliquer par le facteur «balkanique» («union linguistique», «Sprachbund»).

 

L'ъ du bulgare (que l'on transcrit par ă) est plus fermé que l’ă du roumain ; c’est pourquoi, dans les emprunts du bulgare au roumain, ă est rendu par a : dr. păun «paon» > bg. paun ; cependant, à l’audition, l’ъ bulgare semble identique à l'ă, pour un sujet roumain [1]. Quant à l'ë de l’albanais, il présente

 

 

1. V. Th. Capidan, Romanitatea balcanică, Bucarest, 1936 (Academia Romînă. Discursuri de recepţie, LXVII), p. 39; Stоĭko Stоĭkov, Uvod v bălgarskata fonetika. Sofia, 1955, p. 51—52: ă du bulgare ressemble à ă du roumain et à ë de l’albanais.


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des nuances assez prononcées, selon que l’on envisage le tosque ou le guègue ; en tosque, ë accentué est une voyelle médiale, proche de l'ă roumain, tandis que ë inaccentué est plus antérieur et plus fermé que l’ă roumain ; il peut disparaître, dans l’élocution [2].

 

Les différences entre ces trois timbres vocaliques apparaissent dans le traitement de la voyelle inaccentuée : l'ă inaccentué du roumain se prononce et s'endend : păsări, casă. À la finale absolue, il s’oppose à ă: casă «maison »: casa «la maison» [3]. Il n’en est pas de même en bulgare et en albanais : l’ъ inaccentué du bulgare a disparu ; en albanais, ë inaccentué peut disparaître dans l’élocution, comme nous l’avons indiqué ci-dessus: guègue du nord shpi «maison» ( = shtëpi), g. pûn «travail» (t. punë), i mir «bon» (t. i mirë), g. tet «huit» (t. tëtë, etc.).

 

L’ъ du bulgare provient de ъ et de ǫ (ѫ) du vieux slave. L’ŭ intense du vieux slave était une sorte de ö ou de ə (cf. l’ă du roumain) très bref (en bulgare, il est proche de l’ə) [4]. Ultérieurement, v. sl. ŭ (ъ) a été vocalisé en o. Quant à v. sl. ǫ (ѫ), c’était une voyelle nasalisée, qui a passé à ъn en médio-bulgare, puis à ъ, par perte de la nasalité [5].

 

L’ă du roumain et l’ë de l’albanais sont non seulement analogues, à l’audition, mais leur origine est pareille; en syllabe inaccentuée: lat. camisia > dr. cămaşă, alb. këmishë; lat. laudare > dr. lăuda, alb. lëudôj; lat. parentem > dr. părinte, alb. përint; en syllabe accentuée: lat. canepa (cannabis) > dr. cînepă, alb. g. kanëp, t. kërp; lat. canticum > dr. cîntec (repose sur un plus ancien *căntec), alb. t. këngë [6].

 

*

 

L'î du roumain est issu, dans la majorité des cas, de ă; î est une voyelle médiale fermée [7].

 

1. î provient de lat. a + n (m) (+cons.): lat. canis > *căne > dr. cîne, lat. campus > *cămp > cîmp; de v. sl. ǫ > ъ en médio-bulgare : v. sl. mǫdrŭ; dr. mîndru;

 

de gr. a + n : gr. σπανός > dr. spîn;

 

de magy. á + n (+ cons.): magy. bántani > dr. bîntui;

 

de tc. ottoman a + n ( + cons.) : te. ottom. kantar > dr. cîntar.

 

 

2. Al. Rosetti, Istoria limbii romîne, II, Bucarest, 1943, p. 88; Eqrem Çabej. Sur l'histoire de la voyelle ë en albanais (en alb.), Buletin për shkencat shoqerore, nr. 1, 1956, p. 123 : ë représente 3 sons différents de l'albanais, par exemple dans vëlla «frère», një «un» et besë «foi»; ë accentué manque, en général, dans le guègue actuel, mois il est atesté au XVIᵉ siècle (chez Buzuk), oû il est noté e. On le retrouve de nos jours en guègue, dans la région marginale de Debra (oû il tend vers o). En tosque, il а le timbre o, dans la partie occidentale, e, dans la partie orientale, et i, dans la partie méridionale.

 

3. V. Graur-Rosetti. Esquisse d’une phonologie du roumain, dans A. Rosetti, Mélanges de linguisique el de philologie, Copenhague-Bucarest, 1947, p. 42.

 

4. A. Vaillant, Manuel du vieux slave, I, Paris, 1948, p. 27; Horace G. Lunt, Old Church Slavonic Grammar, La Haye, 1955, p. 30—31.

 

5. V. Al. Rosetti, Influenţa limbilor slave meridionale asupra limbii romîne (sec. VI—XIII), Bucarest, 1954, p. 67 et s. et Lunt, op. cit., p. 30—31 et 34.

 

6. V. Al. Rosetti. Contributions à l'analyse physiologique et à l’histoire des voyelles roumains ă et i, dans Mélanges, p. 133 et s.

 

7. ă du bulgare est différent de l'î du roumain et de l'i du turc par la hauteur du ton; v. Stoĭkov, op. cit., p. 52.

 

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Dans tous les cas qui ont été examinés ci-dessus, il convient de poser une phase intermédiaire ăn, entre a + n et î (+ n), état phonétique attesté en médio-bulgare.

 

2. î provient de e (+ n) précédé d’une oclusive labiale ou d’une fricative labio-dentale, à condition que la syllabe suivante ne contienne pas de voyelle palatale ; si cette condition n’est pas remplie, e passe à i : lat. fenum > *făn > dr. fîn ; lat. vena > *vănă > dr. vînă. Lorsque la syllabe suivante contenait un ĕ, on a i: pl. vine, lat. vĕnĕtus > vînăt, mais pl. vineţi, etc.

 

3. î provient de e et de a inaccentués: lat. castigo > dr. cîştig, lat. virtutem > dr. vîrtute; v. sl. rasypati: risipi, n.-gr. χαρτί > dr. hîrtie.

 

4. v. sl. rŭ, lŭ > dr. îr (traitement du bulgare): v. sl. brŭlogŭ: dr. bîrlog, v. sl. stlŭpŭ: dr. stîlp.

 

5. i (< lat. ĭ et ī, n.-gr. υ), précédé d’une semi-oclusive ou d’une sifflante, passe à î: lat. rīvus > dr. rîu ; lat. sĭnus > dr. sîn ; n.-gr. σύρμα > dr. sîrmă;

 

v. sl: v. sl. y: dr. î: v. sl. rysŭ: dr. rîs;

 

tc. ott. > dr. î: katr > catîr.

 

La voyelle î du roumain, on le voit, a des origines differentes. Le timbre î n’est pas spécifique au roumain, on le retrouve aussi en russe [8]; sa création n’est donc pas un fait balkanique.

 

Le roumain a emprunté une série de mots à y au bulgare et à l’ucrainien : v. sl. rysŭ: dr. rîs «lynx», v. sl. rylĭcĭ: dr. hîrleţ.

 

Ce phonème nouveau est entré dans le système phonologique du roumain, où il a été groupé avec ă, dans la série médiale des voyelles non-labiales.

 

î s’oppose à a sous l’accent: rad «je rase»: rîd «je ris», etc.

 

*

 

Les diphtongues a et a proviennent de e et de о accentués des éléments latins, slaves et autres du roumain :

 

ea : lat. cera > dr. ceară; v. sl. četa: dr. ceată; lat. legem > dr. leage (XVIᵉ s.); v. sl. peštera: dr. peaşteră (XVIᵉ s.),

 

oa : lat. coda > dr. coadă; v. sl. kosa: dr. coasă; n. -gr. κόλλα > dr. coală; lat. florem > dr. floare.

 

La diphtongaison de ces timbres vocaliques s’est fait sous condition, lorsque la syllabe immédiatement suivante contenait une voyelle de timbre a, ă ou e; si la syllabe suivante contenait une voyelle d’un autre timbre, le phénomenè ne s’est pas produit.

 

La part que prennent les voyelles, dans le procès, et le fait que le phénomène est provoqué par la présence d’une voyelle de timbre déterminé, dans la syllabe qui suit la syllabe accentuée, montre clairement que les consonnes n’ont joué aucun rôle dans le procès.

 

L’expérience prouve l’existence du timbre e dans la diphtongue a, et du timbre o, dans la diphtongue a (dr. beat «ivre», coadă «queue», etc.) [9].

 

 

8. y du russe est plus fermé et plus postérieur que l'i du roumain, v. Rosetti, Mélanges, p. 156.

 

9. V. les recherches expérimentales sur les diphtongues a et a publiées dans Studii şi cercetări lingvistice, VI, 1955, p. 7—27 et 183—197 et VIII, 1957, p. 345—356.

 

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Le roumain est sensible au timbre des voyelles. L’harmonie vocalique se manifeste au cours de son évolution historique. Ainsi: mágy. pohár > dr. pahar (о a été asimilé par a), v. sl. narokŭ: dr. năroc, puis noroc, etc.

 

*

 

La création des diphtongues a et a, du roumain, a été mise en relation avec l’existence de la diphtongue a dans les parlers bulgares orientaux et en macédonien, notée dans les textes vieux slaves à l’aide de la lettre ѣ de l’alphabet cyrillique (le jat’ du russe) [10]. Le roumain a emprunté au bulgare, à une époque ancienne, une série de mots contenant cette diphtongue : dr. deal: v. sl. dělŭ, dr. leac: v. sl. lěkŭ, dr. smead: v. sl. smědŭ, etc. [11]. À la suite de cet emprunt, le roumain a développé son système vocalique : par corrélation avec la diphtongue a, de la série non-labiale, le roumain a créé la diphtongue a, dans la série labiale (v. ci-dessus).

 

Le roumain a donc adopté la diphtongue a du slave, et il l’a adaptée à son système phonologique (cf. les commutations da «oui» — dea «qu’il (elle) donne», dragă «chère» f. — dreagă «qu’il (elle) répare», lac «lac ; vernis» — leac «remède», etc.); la diphtongue a, qui est propre au roumain seulement — elle n’existe pas en slave — a été créée dans la série labiale, comme nous l’avons déjà montré (v. ci-dessus), par corrélation avec la série palatale.

 

La présence de la diphtongue dans la syllabe accentuée est régie par le timbre vocalique de la syllabe suivante (v. ci-dessus). Les diphtongues a et a, dans le système phonologique du roumain, sont soumises aux lois de commutabilité du système (pour a: babă «vieille femme» — boabă «grain», mare «grand; mer» — moare «il (elle) meurt», etc.).

 

*

 

La perspective diachronique nous a permis de jeter un coup d’œil sur les phases de la constitution du système vocalique du roumain, à partir du latin vulgaire. Le système s'est enrichi de nouveaux phonèmes, dont l’emploi est régi par les lois internes du roumain. L’évolution du roumain ne saurait être comprise, sans faire appel au facteur balkanique : les langues slaves méridionales sont incluses dans l'«union linguistique» balkanique.

 

La connaissance des faits de l’albanais et des parlers bulgares, macédoniens et serbes est essentielle pour la compréhension des faits du roumain.

 

 

10. v. Lunt, op. cit., p. 19.

 

11. a n’apparaît pus là où lu syllube suivante contenait un i, comme nous l’avons indiqué ci-dessus: poveaste (XVIᵉ s.), mais pl. poveşti, vreame (XVIᵉ s.), mais pl. vremi, etc. Cf. vremiei, dans le Ps. Hurmuzaki, texte roumain du XVIᵉ siècle, mais vrěme (dans I. A. Candrea, Psaltirea Scheiană..., II. Bucarest, 1916, p. 215, 34).

 

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