Romanoslavica XVI (1968)

 

2. SUR QUELQUES EMPRUNTS ANCIENS DU ROUMAIN AU SLAVE MÉRIDIONAL ET AU MAGYAR  [1]

Acad. A. ROSETTI

 

 

Nous nous proposons d’examiner ici quelques mots empruntés par le roumain au slave méridional : parmi ces mots, certains ont pénétré en roumain à l’époque la plus ancienne; d’autres sont des mots appartenant au latin balkanique et transmis au roumain par l’intermédiaire du slave méridional ; enfin, deux mots d’origine magyare semblent avoir été empruntés directement au magyar.

 

Voyons les faits.

 

            I. Mots slaves empruntés à l’époque la plus ancienne.

 

1. dr. jupîn «titre honorifique, Messire (anc.)». Le j- initial de ce mot du dacoroumain correspond à v. sl. ž, et de même dans dr., ar. jale: v. sl. žalĭ, dr. ar. jar : v. sl. žarŭ. Sl. ž est entré dans le système phonologique du roumain, lors du contact du roumain avec le slave méridional, à partir du VI-е siècle. Dans le système phonologique du roumain, j se trouve dans la même situation que , qui appartient au fonds latin de la langue (lat. j + o, u ou d + io, g + e, i ; ultérieurement, a passé à j dans une partie du territoire

 

 

1. Abréviations:

 

Aitzetmüller = L. Sadnik und R. Aitzetmüller, Handwörterbuch zu den altkirchenslavischen Texten, ’S-Gravenhage, 1955,

 

ILR = Al. Rosetti, Istoria limbii române, I—VI, Bucureşti, 1964—1966.

 

ML = A. Rosetti, Mélanges de linguistique et de philologie, Bucarest-Copenhague, 1947.

 

Mladenov = St. Mladenov, Elimologičeski i pravopisen retnik na bălgarskija knižoven ezik, Sofija, 1941.

 

Mihăilă = G. Mihăilă, Împrumuturi vechi sud-slave în limba română, Bucureşti, 1960.

 

T. Papahagi, D. = Tache Papahagi, Dicţionarul dialectului aromân general şi etimologic. Bucureşti, 1963.

 

Petkanov = Ivan Petkanov, Les éléments romans dans les langues balkaniques, Actes du X-e Congrès international de linguistique et philologie romanes, Strasbourg, 1962, Paris, 1965, III, 1159—1176.

 

Tamás W = Lajos Tamás, Etymologisch-historisches Wörterbuch der ungarischen Elemente im rumänischen, Budapest, 1966.

 

Vasmer W = Max Vasmer, Russisches etymologisches Wörterbuch, I—III, Heidelberg, 1953—1958.

 

 

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dacoroumain) [1]. Le traitement par î de l’a + n slave en dacoroumain ne se retrouve que dans quelques mots. L’explication par la chronologie de l’emprunt s’applique aussi à l’hypothèse selon laquelle jupîn proviendrait d’un mot avare, emprunté à date ancienne par le slave méridional.

 

De fait, bg. župán (Mladenov, 168, s.v.) s’explique par župa «Gau» (Aitzetmüller, p. 340, no. 1178; Vasmer W, I, 432).

 

2. dr. smîntînà «crème». Nous avons déjà examiné ce mot, qui pose deux difficultés : la présence de l’î dans deux syllabes consécutives, et celle de l'n dans la première syllabe, car les langues slaves ne possèdent que des formes sans n dans la première syllabe : bg. smetána, s.-cr. smetana, etc. C’est pourquoi Vasmer (W, II, 672—673) propose de partir de v. sl. mętǫ, męsti «rühren», avec une voyelle nasale dans la première syllabe, donc de *sŭmętana (v. Mladenov, 593, s. v.) ; le deuxième î pourrait s’expliquer par assimilation (v. Mihăilă, SCL, VII, 1956, p. 143). Quant à l’î (< v. sl. ę) de la première syllabe, il est normal (v. ILR, III5, 100).

 

3. dr. stăpîn «maître, patron, propriétaire, possesseur». Le mot est attesté en bulgare (stopan, stopanin «Hausherr, Wirt, Herr») et en serbo-croate (stòpanin «maître de maison»). Il ne figure pas dans les textes vieux slaves ; toutefois, Mladenov (610, s.v.) indique la présence de stopanŭ en vieux slave «tardif».

 

4. dr. stînă «bergerie, fromagerie». La présence de l’î sera expliquée, comme pour les cas ci-dessus, par la chronologie. Le mot est attesté en v. slave, avec le même sens (stanŭ «Heer-Lager», Aitzetmüller, 124 ; Mladenov, 606, s. v.). En slave, c’est un mot du vieux fonds indo-européen (Vasmer W, III, 3). Mr. stînă est sans doute un emprunt au dacoroumain (T. Papahagi, D, 977, s.v.)

 

5. dr. stîncă «roche, rocher, écueil». L’explication chronologique par le slave serait possible, pour la présence de l'î. Cf. r. stená «Wand» (Vasmer W, III, 10), v. sl. stěna «Wand, Mauer» (Aitzetmüller, 124), avec, en roumain, e > i > î. A part les difficultés phonétiques, il faut dire que les sens ne coïncident pas. V. nos considérations, ML, 398—413 [2].

 

 

II. Mots du latin balkanique introduits par l’intermédiaire du slave méridional.

 

1. dr. bivol «buffle» : v. sl. byvolŭ (Mihăilă, 77, mais ne figure pas dans Aitzetmüller), bg. bivol, s.-cr. bivo < lat. (bos) būbalus (Vasmer W., 1, 139, s. v. ; Mladenov, 28, s.v., Petkanov, 1164).

 

2. dr. candelă «veilleuse» : v. sl. kanŭdilo, bg., s.-cr. kandilo < lat. candela, par intermédiaire du gr. κανδήλα (Vasmer W, I, 517, s. v., Aitzetmüller, 44, s.v., Mladenov, 230, s. v. : du grec).

 

 

1. V. Em. Vasiliu, Omagiu lui Al. Rosetti, Bucarest, 1965, p. 977—978.

 

2. L'explication de dr. jupîn, stăpîn, stînă, smîntînă par le latin, reprise par E. Petrovici, Le latin oriental possédait-il des éléments slaves, Rev. roumaine de linguistique, XI, 1966, p. 313—321) ne saurait être retenue, car elle est fondée sur des reconstructions hypothétiques et ne tient pas compte du fait que les mots en question ont des représentants dans toutes, ou dans la majorité des langues slaves, et non seulement en slave méridional.

 

 

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3. dr. colindă «cantique de Noël», mr. colinda «la veille de Noël» (T. Papahagi, D, 304, s. v.) : v. sl. kolęda «Neujahrstag» (Aitzetmüller, 45, s. v.), bg. kóleda «Weihnachtsfest» (Mladenov, 240, s. v.), s.-cr. kóleda «Weihnachtslied» (Vasmer W, I, 608) < lat. calendae (et non par le grec). V. nos remarques, avec indications bibliographiques, dans ML, 330.

 

4. dr. crăciun «la fête de Noël», mr. crăciun «Noël ; bûche de Noël» (T. Papahagi, D, 308, s. v.) doit être expliqué, comme nous l’avons déjà montré, par le lat. creationem (v. notre exposé, ML, 324—330), emprunté au latin balkanique par le slave méridional (bg. kračun «ein Tag um Weihnachten», Mladenov, 256, s. v., Vasmer W, 633, s. v.), et passé ensuite en roumain.

 

5. dr. oţet «vinaigre» : v. sl. ocĭtŭ (Aitzetmüller, 74, s. v., Mihăilă, 62), bg. ocet (Mladenov, 405, s. v.) < lat. acētum (Vasmer W, II, 294—295: peut être par got. akeit, explication que Skok, Zs. Rom. Phil., XLVI, 1926, p. 394 conteste).

 

6. dr. rusalii «Pentecôte» (v. nos remarques, ML, 331) : v. sl. rusalija «Pfingsten» (Aitzetmüller, 116, s. v.), bg. rusalka «être féminin mythique», s.-cr. rùsâlje, rusalja < lat. rosalia «pascha rosata, rosarum» (Mladenov, 564, s. v., par le néo-grec, ou directement du latin, Vasmer W, II, 549).

 

7. dr. troian «fossé (avec pli de terrain), tranchée», bg. trojan (Vasmer W, III, 142, Petkanov, 1163), Trojan «ville au centre des Balkans», Trojanski păt «route de Trajan», Trajano «roûte près de Sofia», Trajanov drum «roûte de Trajan, en Thrace occidentale» < lat. Trajanus. V. notre exposé, avec indications bibliographiques, ML, 331.

 

 

III. Emprunts au magyar, par l’intermédiaire du slave méridional.

 

1. Nous avons expliqué le traitement par î (< ă) de dr. gînd «pensée, imagination, intention» < mag. gond (attesté à partir du XV-e s.), par intermédiaire slave, mag. о + n ayant subi le même traitement que v. sl. ǫ : ă > î (v. notre exposé dans ILR, III5, 46). Il faut cependant tenir compte du fait que, à part ce mot, il y en a aussi d’autres, ainsi dr. dîmb «colline» < mag. domb, et, comme l’a indiqué avec justesse L. Tamás (W, 298—299 et 386—387), d’autres mots roumains d’origine magyare avec l’hésitation entre u - î (< mag. о + n, m) : dr. bolund, bolind < mag. bolond, dorungă, dorîngă < mag. dorong, golumb, golîmb < mag. galamb.

 

Ceci prouve que l’ǫ magyar, suivi d’une nasale, a été traité en roumain de la même manière que l'ǫ slave.

 

Il se peut, donc, que dr. dîmb et gînd aient pénétré en roumain par l’intermédiaire du slave : gînd est général, en dacoroumain, et dîmb est signalé en Transylvanie et dans la moitié septentrionale de la Moldavie (répartition territoriale attendue, pour un mot d’origine magyare ; la Valachie et la Dobrogea connaissent des termes tels que movilă etc.) [1]. Mais les autres mots cités ci- dessus, qui sont signalés seulement dans les parlers roumains de la Transylvanie, mettent en doute cette explication et font pencher la balance pour un emprunt direct au magyar.

 

 

1. V. Atlasul lingvistic român, serie nouă, vol. III, Bucureşti, 1961, carte 809.

 

 

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Les verbes dacoroumains en -ui (< mag. i : alkatni, bántani etc.) < sl. -ovati : aldovati > dr. aldui, bantovati > dr. bîntui, engedovati > dr. îngădui, felelovati > dr. felelui [1].

 

 

IV. Noms de rivières. La forme phonétique de quelques noms de rivières du domaine dacoroumain prouve que les noms d’origine thrace (ou autre) ont passé par une filière slave méridionale.

 

Ainsi : Ampoi, Argeş, Buzău, Mureş, Şiret, Timiş [2].

 

 

1. V. notre exposé dans ILR, V, 112.

 

2. V. notre exposé dans IL R. II4, 62—63 et V. Georgiev, Introduzione alla storia dette lingue indeuropee, Roma, 1966, p. 359—360. Pour C. Pоghirc (Rev. de ling. roum., XII, 1967, p. 25), «loin d'être transmis par l’intermédiaire slave ... la majorité des hydronymes (cités ci-dessus) présentent des changements phonétiques spécifiques au daco-mésien tardif, inexplicables par ie slave parlé au moment de la venue des slaves». Ces traitements sont s > š et a > o. Il faut dire que, dans l'état actuel de nos connaissances, une telle affirmation est pour le moins hâtive. Le traitement s > š, est prévu et ancien, et il a pu été transmis tel quel par le slave, comme nous l’avons montré dans notre exposé précité.

 

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